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J’AURAIS AIME ETRE CLOCHARD


N’est pas clochard qui veut. C’est un métier hautement dangereux, surtout si vous êtes une femme. C’est dommage car ce métier offre un certain nombre d’avantages : il n’y a pas de loyer à payer, on passe les nuits les plus glaciales sur les bouches de chauffage du métro ; pas de problème de nourriture, il y a largement de quoi faire avec les restes des marchés et restaurants. Si vous aimez la lecture, les bibliothèques sont libres d’accès partout en France. J’ai bien tenté d’entrer dans cette carrière mais, allez savoir pourquoi, j’ai toujours été recalée. Chaque fois que je n’avais plus rien, un ‘ange’ passait par là pour m’offrir, qui un toit, qui de la nourriture à volonté. C’est sûr, si tel n’est pas votre Destinée, vous ne serez pas clochard.

Comment en vient-on à rêver d’être clochard ? Mon père avait un grand respect pour les études, alors pour lui les études et la lecture étaient un luxe un peu interdit si vous voulez. J’ai beaucoup séché sur mes compositions françaises quand j’étais lycéenne, et quand, à l’heure du dîner, je sortais de ma chambre épuisée et affamée, mes sœurs avaient fait le ménage, la vaisselle et le reste, tandis que moi, j’étais celle qui ‘mangeait le pain de la famille’. Seul le travail manuel méritait salaire. Je suppose que c’est vers cette période que j’ai décidé que je n’aimais pas le travail. Il faut dire que si aujourd’hui on n’offre toujours pas un grand choix professionnel aux jeunes filles, à ce moment-là, c’était bien autre chose. Il fallait se décider entre les métiers de bonne, d’ouvrière d’usine, de couturière, de dactylo, d’infirmière ou d’institutrice, ou se marier sans attendre, bien sûr. Chez moi, il valait mieux savoir ce qu’on voulait devenir, faute de quoi on était un paresseux.


Cette fameuse maxime ‘Gagner son pain à la sueur de son front’ ne m’a jamais paru attrayante, mais n’ayant pas eu la chance de naître dans une famille fortunée ni la possibilité d’imaginer d’autres modèles, il me fallait bien travailler.

Par contre, à Nantes où j’étais lycéenne, les clochards, eux, avaient leur héros. C’était Ulysse. Ulysse avait étendu sa popularité jusque dans l’Université. Un étudiant tirait une grande fierté d’avoir eu l’honneur d’un ‘entretien’ avec Ulysse.

Un jour, j’ai préparé un pique-nique pour un rendez-vous qui a finalement été annulé. Ma mère nous avait toujours interdit de jeter la nourriture. J’ai donc parcouru la ville à la recherche d’Ulysse pour lui donner mon pique-nique. Je l’ai trouvé, tranquille et serein, assis sur un banc. J’ai été très déçue parce qu’il m’a dit qu’il n’avait pas faim. Mais je n’avais pas perdu ma peine. Ulysse m’a remerciée avec le sourire d’un vrai Prince, un sourire rayonnant que j’ai rarement vu ailleurs. Visiblement, il connaissait les règles de la vie mieux que tous les profs de philo de l’Université. Où a-t-il appris la vie ? Auprès de sa mère, et dans la rue. La rue, c’est vraiment l’école de la vie. Je ne sais pas ce qu’il est devenu mais je suis sûre qu’il a gardé une petite place dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu. Il a bien de la chance !

La plupart des clochards possèdent un chien. Ce chien, c’est leur maison, il les protège efficacement et ne leur renvoie jamais de regards condescendants. Si j’avais vingt ans aujourd’hui, je tenterais certainement ma chance à nouveau parce que définitivement le métier de clochard me plaît bien.



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